samedi 15 novembre 2008

Simmel : Les grandes villes et la vie de l'esprit (3)


Contretemps
Dans une semblable configuration, à l'intérieur de laquelle la notion de calcul forme la clé de voûte de la nouvelle société industrielle, l'horloge représenterait le premier symbole. Lewis Mumford l'affirmait déjà au début des années trente, dans Technique et civilisation (Seuil, 1950) : "la machine-clé de l'âge industriel moderne, ce n'est pas la machine à vapeur, c'est l'horloge." Simmel eût peut-être partagé cette vue. Dans les grandes villes cosmopolites, le "gosier de métal" de l'horloge qui, on s'en souvient, "parle toutes les langues", fait entendre, de Berlin à New-York, une injonction que tous les métropolitains entendent. "Au quatrième top il sera exactement huit heures est à l'évidence un mot d'ordre, pas une information", remarque, dans Taches blanches, Emmanuel Hocquard. Le temps des horloges, parce qu'il "uniformise et synchronise la vie de tous" (Échanges et projets, La révolution du temps choisi) édicte le temps objectif. Dans une société où la division croissante du travail implique une spécialisation croissante de la main d'œuvre et, consécutivement, une restriction drastique du temps, l'horloge dicte le tempo collectif, en métronome des métropoles. Dans un temps économique ponctué, dans le monde du business, par les rendez-vous d'affaires, les négociations et les signatures de contrats, etc. une "ponctualité stricte et objective" (G.V., 16) forme, pour le citadin affairé le premier devoir, la première discipline : "attendre et se déplacer constitue, compte-tenu des grandes distances une perte de temps qu'on ne peut rattraper" (G.V., 16) Le temps devient denrée rare, produit précieux. Il représente, pour l'homme affairé, ce qui toujours vient à manquer. Mais cet affairement, ce tourment lié à l'emploi de son temps, qui l'emporte en un mouvement inapaisable, n'est-ce pas aussi le signe le plus sûr de sa réussite sociale ? Qu'il consulte sa montre ou, aujourd'hui, son agenda électronique, c'est avec une gravité non dépourvue de satisfaction qu'il pourra déclarer, après avoir consulté l'une ou l'autre : "Non, désolé, je n'ai pas le temps". Ce refus ne signifie pas autre chose que : "Je suis un homme important". Lieu commun aujourd'hui que cette présentation qui assimile la journée du citadin à une course contre la montre et cette mesure mécanique, invariable, irréversible du temps qu'elle invente. De cette discipline temporelle, de ce rapport au temps socialement construit et intériorisé comme discipline de vie, avec le stress, l'angoisse de l'échéance y afférents, résulte "une forme de vie minutée" (G.V., 18) dont Simmel enregistre ici l'apparition dans nos sociétés. Ponctualité est la ponctuation rythmique individuelle qui s'unit aux rythmes plus vastes de la cité et s'y fond. Une puissante architectonique, dont les piliers seraient temporels, soutient l'édifice social, lequel s'organise dans une division toujours plus complexe de ses secteurs d'activités secondaire et tertiaire : "Si toutes les horloges de Berlin se mettaient tout à coup à ne plus fonctionner ensemble, ne serait-ce que durant une heure, la totalité des échanges de la vie économique serait désorganisée pour longtemps" (G.V., 16)
L'une des images peut-être les plus célèbres du cinéma muet montre Harold Lloyd, dans Safety Last (notre photo), suspendu aux aiguilles de l'horloge de l'immeuble Bolton à Los Angeles. Elle peut se lire comme une véritable allégorie de l'homme moderne et de son rapport au temps.
"Pourquoi le monde devrait-il marcher à la même heure ?", interroge, dans le même texte, Emmanuel Hocquard. La question manifeste une incompréhension, une incrédulité presque, un désaccord. Car il est d'autres rapports possibles au temps. Philosophes, romanciers, plasticiens, poètes, cinéastes - chacun selon ses ressources propres, dans les laboratoires de son art - expérimentent d'autres durées, d'inédits rapports au temps. Ainsi la pensée bergsonienne nous apprend-elle que la durée est une synthèse - elle retient et conserve ses moments pour les prolonger les uns dans les autres - et un acte - chacun fait le temps pour son propre compte -, si bien qu'il ne saurait y avoir un seul temps, mais une pluralité de durées. Ainsi Proust selon Deleuze nous fait-il goûter un peu de temps à l'état pur. Ainsi Robert Smithson selon Hocquard imagine-t-il avec The Eliminator, une étrange horloge qui, selon les mots de son concepteur, "ne donne pas l'heure mais la perd", produisant la possibilité d'un "temps négatif", ouvrant, dans le temps historique, une brèche, cadran blanc d'une temporalité blanche. À la figure hâtive du passant, s'oppose dialectiquement dans la poétique baudelairienne selon Benjamin, la figure du flâneur, cette lente allégorie. Le promeneur non pas en tant qu'il passe, mais en tant qu'il hante le lieu, hanté par lui. Sujet du lieu, dans sa génitive - et générative - ambiguïté.

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