jeudi 25 décembre 2008

Simmel : Les grandes villes et la vie de l'esprit (5)

Herbert Bayer, Solitude du citadin, 1932)




L'action réciproque

"Les citadins ont les uns envers les autres une attitude réservée" (GV : 22) Cette réserve constitue une parade au dehors dense et mouvant de la grande ville : comment "l'homme des foules" pourrait-il "répondre par autant de réactions intérieures" à toute cette sarabande de sensations fugitives (visuelles, olfactives, tactiles), d'impressions colorées qui l'assaillent, sans risquer à plus ou moins brève échéance une "atomisation intérieure totale" (GV : 23) ? Le sujet, explosante-fixe. Pourtant, la "sphère d'indifférence" - où il semble que l'homme des grandes villes se retire et se meuve, s'éloigne (se désamarrant pour mieux dériver, s'isoler au sens propre : dans "une île de subjectivité"), comme hors d'atteinte, armé, tel le dandy baudelairien, de "l'inébranlable résolution de ne pas être ému" - n'est qu'en apparence cette bulle parfaitement protectrice où il pourrait venir se lover comme en rêve, y choyer la part secrète de son être, porte dérobée dans cette maison où, portières et volets clos sur l'incessant affairement du dehors, il trouverait le calme et le temps de tisser l'intimité d'un espace à soi, d'un espace pour soi. La subjectivité, dans la métropole, en effet se tisse, comme la toile de l'araignée, dans les intervalles, les interstices du monde objectif. Autrement dit : la subjectivité est intersticielle. Si l'on en croit Simmel, "plus fréquemment que nous n'en avons conscience", cette réserve que nous observons en présence de nos semblables dans des lieux aussi divers et fréquentés que le bus, la salle d'attente ou de concert, l'ascenseur, loin d'exprimer une bienveillante neutralité, se teinte au contraire d' "une secrète aversion" (GV : 23) - "distance et rejet réciproques" qui laissent planer sur le hasard ou la nécessité de nos rencontres dans le tram ou le métro la menace latente de quelque conflit. Nouveaux moyens de transport, nouvelles promiscuités, suggère Simmel : "Avant le développement qu'ont pris les omnibus, les chemins de fer, les tramways, au XIXème siècle, les gens n'avaient pas l'occasion de pouvoir ou de devoir se regarder réciproquement pendant des minutes ou des heures de suite sans se parler. Les moyens de communication offrent au seul sens de la vue, de beaucoup la plus grande partie de toutes les relations sensorielles d'homme à homme..." (Essai sur la sociologie des sens)
Car une chose est certaine : que nous le voulions ou non, autrui - ici conçu comme permanence et flux de la foule solitaire - produit bel et bien sur nous un faisceau d'impressions multiples, lesquelles, sans toujours nous impressionner (au sens fort, photographique du terme), en raison de leur caractère fugitif, inconscient (comme autant de petites perceptions leibniziennes) laissent tout de même sur nous quelque empreinte, quelque marque, même labile. Notre corps, la tête et les jambes, de ce point de vue, ressemble fort à un vivant palimpseste sur lequel se tracent et s'effacent les écritures sensibles de la métropole. Circuler dans l'immense cité, cela est de l'ordre de l'épreuve physique. Comment je dois par exemple mettre mon pas au pas de la foule, aller l'allure heurtée de la multitude. Notre corps, alors (le squelette, les muscles, les membres) : machine synesthésique. Ce que la ville fait à mon corps : comment tout s'y brouille, entre dans l'indéchiffrable. La métropole comme brouillon général de la modernité. Les espaces sociaux, culturels où je me place, me déplace me font un autre corps : "les autres me voient et je me vois un peu comme ils me voient" (Dagognet). Nous sommes engagés par - sujets d'une - invincible réciprocité du regard : "Par le regard qui appréhende l'autre, on se révèle soi-même ; l'acte même par lequel le sujet cherche à découvrir son objet le livre ici à ce dernier. On ne peut prendre par le regard sans se donner soi-même"(Simmel, cité par Thierry Paquot).
Une conclusion s'impose alors. L'idée d'une complète passivité du sujet relève de la fiction, pure et simple, et la belle indifférence qui nous ferait hors d'atteinte, de la feinte, pure et simple. Elle n'est rien, en d'autres termes, si elle ne s'affiche. Pour Simmel, c'est encore l'antipathie qui nous prémunirait le mieux d'une double menace : d'un côté, cette volonté de se couper, de se séparer qui, en nous dissociant du groupe, risque de nous annuler, jusqu'à la pathologie mentale parfois : dementia ex separatione ; de l'autre, ce désir d'appartenir au groupe qui, à trop vouloir nous associer à lui, menace de nous fondre, de nous confondre, jusqu'à nous dissoudre, en lui. L'homme des villes se relie ou se délie, selon. Il appartient et n'appartient pas. Une tension - tenue, c'est là le point, non dialectiquement résolue - du lien qui se tend et se distend, du proche qui s'espace et du lointain qui s'approche, traverse ici l'anthropologie urbaine de Simmel ; elle fait toute sa force théorique. Dans Porte et Pont, magnifiquement, il note, de l'être humain en général et de l'habitant des villes en particulier : "il est l'être de liaison qui doit toujours séparer, et qui ne peut relier sans avoir séparé - il nous faut d'abord concevoir en esprit comme une séparation l'existence indifférente de deux rives pour les relier par un pont. L'homme est autant l'être-frontière qui n'a pas de frontière."
Noeuds, indémêlables, de notre "insociable sociabilité" (selon l'oxymoron de Kant, puisque Simmel demeure - encore qu'atypiquement - néo-kantien).

Bibliographie :

Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, trad. Michel Foucault, Vrin, 1970.
Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, Gallica, BNF.
Georg Simmel, Les grandes villes et la vie de l'esprit, suivi de Porte et Pont, L'Herne, collection Cahiers, 2007.
François Dagognet, Le corps, PUF, collection Quadriges, 2008, pp.143-168.
Thierry Paquot, "Simmel : La métropole comme passage de frontière", in Füzesséry & Simay (éds), Le choc des métropoles, Éditions de l'Éclat, collection Philosophie imaginaire, 2008, pp. 81-98.

Les grandes villes et la vie de l'esprit : notes de lecture (1, (2), (3), (4).

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