samedi 25 juillet 2009

Le Timbre Égyptien


Loubianka, la première arrestation, le 17/05/34.
Publié en 1928, Le timbre égyptien demeure aujourd'hui encore un objet littéraire bien étrange. Unique tentative de son auteur dans le domaine de la fiction, ce texte forme en effet dans l'oeuvre du poète Ossip Mandelstam (1891-1938) un singulier excursus, qui ne manquera de frapper le lecteur contemporain par le caractère radical de son expérimentation formelle. Le récit est précisément situé à Petersbourg, durant l'été 1917. Il propose même une apparence d'intrigue, si mince qu'en soit la trame : figurez-vous que monsieur Parnok s'est vu spolié de sa queue-de-morue et court les rues de Pétersbourg, s'étant mis en tête de la récupérer, comme autrefois l'assesseur de collège Kovaliov, dans le célèbre récit de Gogol, s'était mis en quête de son nez disparu. Le timbre égyptien s'écrit donc dans cette tradition russe du héros pathétique, qu'il réinvente. Mandelstam propose en Parnok sa variation sur le "petit homme", l'éternelle victime, veule et/ou infortunée, à l'héroïque faiblesse, dont les  maîtres de la prose russe avaient donné de mémorables illustrations. Mais à peine commence-t-il l'ébauche de cette attachante figure que le narrateur s'en désintéresse soudain et, presque, l'abandonne. Ici commence l'innovation, l'originale diction du poète Mandelstam qui réinvente la prose russe en croisant tradition et modernité littéraire, laquelle en ces années vingt, prend le nom du mouvement surréaliste. On a pu soutenir en effet que Le timbre représentait un rare exemple de fiction surréaliste dans la littérature russe. André Breton, qui ne goûtait guère le roman, n'aurait pu que se réjouir du dynamitage en règle du récit classique qu'opère ici, comme en se jouant, Mandelstam.
Toute continuité du discours narratif, en effet, y est systématiquement brisée et ce, dès le premier chapitre. Le récit à son commencement donne en effet dans le cosmopolitisme farfelu : d'une servante polonaise partie potiner du côté de l'église Quarenghi à des Hollandais parcourant leur petite patrie montés sur des échasses, en passant par une cantatrice italienne en proie à quelques difficultés avec la phonétique russe... Une verve virevoltante où il entre quelque chose de fébrile, déjà, anime un récit sans direction ; une versatilité moins ludique que fiévreuse y décrit des arabesques narratives d'un style inédit, où affleurent l'angoisse et la peur. La lecture, dès lors, devient un exercice funambule, d'équilibre en perpétuel déséquilibre, sur le fil d'une narration hautement instable, ouverte à tous les vents, toutes les vitesses de l'esprit, de la digression intempestive à l'observation satirique, l'association d'idées. Elle réclame un lecteur saltimbanque qui ne rechigne pas trop à perdre à tout instant le fil, balancé au-dessus d'un vide ouvert sous ses pas par le récit lui-même, et que le narrateur rature et sature, avec un sourire de chat grammairien, de ses hiéroglyphes savants :

"Il est terrible de penser que notre vie est un roman, sans intrigue et sans héros, fait de vide et de verre, du chaud balbutiement des seules digressions et du délire de l'influenza pétersbourgeoise".

("Chaud balbutiement des seules digressions": voilà qui exprime admirablement le bruit subtil de cette prose.)

Surréaliste, cette fiction l'est encore dans son goût immodéré pour la métaphore. Si Le timbre égyptien était une machine, ce serait un métier à tisser - des métaphores. Sur des pages entières, le texte progresse moins qu'il ne prolifère, en végétations analogiques luxuriantes :

"Les wagonnets ouverts du chemin de fer obéissaient mal à la vapeur et après avoir fait flotter leurs rideaux jouaient au loto avec le champ de camomille.
La locomotive en chapeau haut de forme, avec des bielles de poussin, s'indignait du poids des chapeaux claques et de la mousseline.
Une arroseuse aspergeait la rue de cordes fines et cassables.
Déjà l'atmosphère ancienne semblait une énorme gare pour les roses grasses et impatientes."

Surréalistes enfin, la liberté de ton et l'insolence politique : "C'était l'été Kerenski et le gouvernement de nouilles tenait ses séances". Dans l'oeuvre de Mandelstam, la parole littéraire ne sera mise au service d'aucune révolution, mais l'exercice d'un droit inaliénable, celui de disposer librement d'elle-même. On peut lire ainsi, page 59 du Timbre égyptien, l'apostrophe aux littérateurs :

"Messieurs les littérateurs ! Les escarpins de danse conviennent aux ballerines, à vous les caoutchoucs. Essayez-les, échangez-les : voilà votre danse. Elle s'exécute dans les antichambres sombres, une seule condition étant de rigueur: manquer de respect pour le maître de la maison. Vingt ans de cette danse constituent une époque; quarante, l'histoire... c'est là votre droit".

Mandelstam, on le sait, tiendra parole : il manquera de respect pour le maître de la maison.
En novembre 1933, au Kremlin, le maître de maison est un ogre et il s'appelle Koba la Terreur. Ce seront les Distiques sur Staline - dont la témérité restera sans exemple dans l'époque où ils s'inscrivent -qui commencent ainsi :

"Nous vivons sans sentir sous nos pieds de pays,
Et l'on ne parle plus que dans un chuchotis..."
(Traduction François Kérel, in Cinq poètes russes du XXe siècle, Poésie/Gallimard, 2005)

Mandelstam récitait cette épigramme, qui n'eut pas tout d'abord d'existence écrite, à Boris Pasternak, fin mars 1934 en pleine rue, sur le boulevard de Tver à Moscou... La folle imprudence de son ami laisse Pasternak stupéfait."Je n'ai rien entendu et vous n'avez rien récité." Mais l'existence du texte sacrilège sera bientôt connue des autorités. Avec la petite souris Mandelstam, le gros chat Koba va jouer, d'exils en bannissements, de Tcherdyn à Voronej, de Kalinine à Vladivostok, jusqu'à ce que mort s'ensuive.

Comme le souligne Ralph Dutli dans sa très belle préface, "le cauchemar règne sur le monde du Timbre égyptien". Dans cette atmosphère de fin des temps où les lampes à pétrole livrent à Parnok de sombres visions prophétiques d'adolescents dans la fournaise, où sévit un antisémitisme insidieux, le narrateur confie : "Seul Pétersbourg me soutient, la ville des concerts, jaunie, recueillie, hivernale".

Dans les dernières pages du livre, il est question de vérité, d'une vérité dont le narrateur a soif, soudain dégrisé, après un délire d'images qui s'achèverait en bad trip: "J'ai hâte de dire la vérité vraie". Mais comment saurai-je que je dis la vérité ? Quand, répond Mandelstam, "la parole comme l'aspirine laisse un goût de cuivre dans la bouche".

Prononçant cette parole de vérité, c'est vers une solitude de plus en plus profonde, une absence à peu près complète de soutien que s'achemine pour finir le narrateur. La ville elle-même devient un théâtre de sourde inquiétude, avec ces "jardins à la lourde toison et ses rues en carton", le prestige de ses façades masquant la réalité de sordides arrière-cours :

 "Il suffit d'enlever sa pellicule à l'air pétersbourgeois pour que soit mise à nu sa couche secrète. Sous le duvet du Cygne, les fleurs marines de Gagarine, les nuées en étoffe de toutchkoff, la crème des bouchées du Quai français et sous les vitraux miroitants d'appartements de nobles et de laquais, on découvrira quelque chose de tout à fait inattendu".

Cette vérité inattendue, le lecteur pressent (mais il n'a en cela aucun mérite, car il a déjà entendu cette histoire) qu'elle entretient quelque terrible rapport avec le lynchage du bouc-émissaire rapporté au chapitre IV, auquel le pauvre Parnok, "pépin de citron jeté dans une crevasse du granit pétersbourgeois" assiste en témoin révolté mais, au final, impuissant. Le narrateur d'ailleurs nous avait mis en garde :

"Mais la plume qui enlèverait cette pellicule est comme la petite cuiller d'un docteur contaminée par des peaux de diphtériques; il vaut mieux ne pas y toucher."

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