vendredi 25 juin 2010

Lorca à New York


De son arrivée à New York, le 25 juin 1929, à son départ pour La Havane, le 5 mars 1930, Federico Garcia Lorca a composé les poèmes de Terre et lune et de New York qui, fusionnés et recomposés, formeront Poète à New York. Dans ce livre ambitieux, violent, difficile, secret, Lorca livre la phénoménologie d'une expérience métropolitaine vécue dans la fièvre, sur le mode du choc. Loin de Grenade-la-secrète, ville close aux "fines arabesques de cris et de belvédères", le poète se trouve dépouillé de ses habitudes perceptives ; il reçoit de plein fouet l'immense désordre horizontal et vertical new yorkais :

Les deux éléments que capte le voyageur dans la grande ville sont l'architecture extra-humaine et le rythme furieux

note-t-il dans le texte d'une conférence donnée à Buenos Aires le 31 octobre 1933. Les "arêtes gothiques" qui "s'élèvent avec une froide beauté sans racines" sont tout d'abord source d'angoisse pour l'Espagnol habitué aux miniatures et aux "architectures spirituelles" grenadines. La rencontre avec New York pourtant aura lieu, et sera même décisive, l'épreuve de la grande ville appelant l'exorcisme d'"une poésie à S'OUVRIR LES VEINES". Lorca saura y saisir une occasion de renouvellement profond de sa poétique, qui trouve à s'amplifier et à s'irriguer d'un afflux de sang frais, de sang adverse. Ses horizons nationaux et européens s'y élargissent moins qu'ils ne s'y déchirent. Pour approcher l'urbanisation moderne, ses guerres, ses cruautés, ses procédures concentrationnaires :

Tous les jours on tue à New York
quatre millions de canards,
cinq millions de porcs,
deux mille pigeons pour le plaisirs des agonisants

(New York, Bureaux et dénonciation)

il lui faut à son tour déchirer sa voix, comme Pastora Pavon, la chanteuse andalouse qui, un soir dans une taverne de Cadix, offrit au public venu l'entendre non plus des formes, "mais la moelle des formes". Après les gracieuses et graciles miniatures du Cante Jondo, après le Romancero gitan, oeuvre sereine et calme, mystérieuse et claire, cette "oeuvre désorbitée, chaotique" (André Belamich), une vaste composition symphonique. Lorca, dans sa conférence Théorie et jeu du "duende", essaie différentes définitions - qui sont autant de métaphores filées - du mot-clé : "démon furieux et dévorant" ou "vent spirituel" qui "balaie les têtes des morts, en quête de nouveaux paysages et d'accents inouïs", le duende est cette force capable de briser tous les styles, de faire voler en éclats toutes les formes traditionnelles, de faire entrer en éruption toutes les significations : "création en acte", "le duende ne se répète jamais" ; "comme un vent qui fleure la salive d'enfant", il annonce, écrit Lorca, "le perpétuel baptême des choses fraîchement créées". Poète à New York est, presque à l'état brut, le poème du duende.

Grandiose et fascinante, la ville en appelle à une physique de dernière instance, là où se pèsent les mondes : Harlem, Brooklyn, Wall Street. New York exige de Lorca une "puissance épique et visionnaire" (André Belamich) qui s'exprime par exemple dans l'Ode au Roi de Harlem, sons noirs pour un chant de négritude avant l'heure, au sujet duquel Lorca écrit : "J'ai voulu faire le poème de la race noire en Amérique du Nord et souligner la douleur qu'éprouvent les Noirs à être noirs dans un monde contraire."

Es preciso matar al rubio vendedor de aguardiente,/ A todos los amigos de la manzana y de la arena,/ Y es necessario dar con los puños cerrados/ A las pequeñas judias que tiemblan llenas de burbujas,/ Para que el rey de Harem cante con su muchedumbre,/ Para que los cocodrilos duerman en largas filas/ Bajo el amianto de la luna,/ Y para que nadie dude de la infinita belleza/ De los plumeros, los ralladores, los cobres y las cacerolas de las cocinas./
¡ Ay Harlem ! ¡Ay Harlem ! ¡Ay Harlem !/ ¡ No hay angustia comparable a tus ojos oprimidos,/ A tu sangre estremecida dentro del eclipse oscuro,/ A tu violencia granate sordomuda en la penumbra,/ A tu gran rey prisonero con un traje de conserje !/

Il faut tuer le blond vendeur d'eau-de-vie,/ Tous les amis de la pomme et du sable/ Et il est nécessaire de frapper à poings fermés/ Les petites juives qui tremblent pleines de bulles,/ Pour que le roi de Harlem chante avec sa foule,/ Pour que les crocodiles dorment en longues files/ Sous l'amiante de la lune,/ Et pour que nul ne doute de l'infinie beauté/ Des plumeaux, des râpes, des cuivres et des casseroles des cuisines./
Oh Harlem ! Oh Harlem ! Oh Harlem !/ Nulle angoisse n'est comparable à tes yeux opprimés,/ A ton sang frémissant dans l'éclipse obscure,/ A ta violence grenat sourde-muette dans la pénombre,/ A ton grand roi prisonnier en uniforme de portier !/


(Traduction de Nadine Ly d'après Pierre Darmangeat, in Anthologie bilingue de la poésie espagnole, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 715. Le texte espagnol est accessible ici. Pour une traduction intégrale de Poète à New York en français, on pourra se reporter à l'édition Fata Morgana (2008) qui reproduit le texte traduit et édité en 1948 chez Guy Lévis Mano, avec des illustrations d'Alecos Fassianos.)

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