lundi 22 août 2011

Éloge du Spaziergänger. Pour Robert Walser (2)


" Ce total renoncement est aussi bien un renoncement au je, à sa grandeur et à sa dignité. Dans une prose brève de Walser, Kleist (1) n'apparaît ni désespéré ni malheureux, parce que ses sentiments sont trop fluides pour pouvoir se consolider dans les grandes catégories du désespoir ou du malheur, et il voudrait s'arracher la mémoire, déverser sa propre vie. Le je qui disparaît est, en premier lieu, celui du narrateur : Sur le dos de Simon - est-il écrit dans une prose brève - (nous, le récit, nous allons maintenant toujours derrière lui ) ... Ou encore, dans Cendrillon (1919), c'est à la fable qu'il revient de parler, de dire : Je suis la Fable, ma bouche résonne de ce qui a été dit ici ...
Ce renoncement préserve la dignité de celui qui reste là à regarder. Joseph Marti, Simon Tanner ou le promeneur restent là à regarder, de manière à empêcher que ne se déchire définitivement ce voile très ténu qui sépare le bonheur de la tristesse. Walser réussit à sauver un bonheur immédiat du multiple grâce au fait de ne pas voir la connexion parce qu'il est tendu tout entier à considérer l'aspect extérieur. C'est l'abolition de la connexion qui, désagrégeant l'impérieuse totalité, autorise l'enivrante apparition du multiple. Le voyageur libéré des liens et des valeurs est celui qui s'ouvre à cette révélation du multiple tendre et éphémère, dans laquelle le monde semble une légère brise bleutée. Le voyageur porte une attention fraternelle et bienheureuse au minuscule et au fugitif, il vit dans l'espace comme dans une salle de jeux enfantins pleine d'innocentes récréations ; la magnifique Promenade est un délicat, enivrant catalogue de ces très douces présences inaperçues, maisons éclairées par le soleil, papillons et bannières, bannières qui ondoient au vent, bouleversantes comme celles dont s'éprennent les vagabonds de Hamsun, et qui s'agitent aussi sur la tour de Joseph Marti. La fluence ignore toute hiérarchie : les sourires et les bottines des dames sur la route sont en même temps une niaise coutume et un fragment de l'histoire universelle.
C'est dans ces instants de révélation sans lien hiérarchique que peut surgir dans l'âme en liesse du voyageur un flot de gratitude pour un sentiment de l'univers ineffable. La promenade, avec son catalogue incohérent d'épiphanies, est une séparation d'avec la vie qui prend le ton d'un assentiment donné à la vie et à chacune de ses manifestations, à la mort aussi, à la capricieuse et décisive irruption du cas (Cacciari). La vie est provisoire et décousue, mais c'est sa discontinuité même qui fait scintiller chacune de ses apparences. C'est le provisoire, le fragmentaire, l'inharmonieux - que le voyageur découvre, dont il fait définitivement l'épreuve dans sa promenade - qui enivre l'âme, parce qu'elle libère chaque particularité des connexions qui la corrèlent à un système et lui impriment une signification univoque. Libérée de la structure d'un Tout, clos et défini, la vie déborde bienheureusement de ces déconnexions et de ces brèches qui se sont ouvertes dans l'édifice de la totalité systématique. Elle déborde les frontières de cette totalité, dans un apparaître discontinu et inépuisable, infini comme une succession de points ou de nombres, cette illimitation étant une fontaine de joyeuse merveille.
Cette joie est possible tant que la vie est pesée dans un pur présent, une attente ouverte au possible et non enrégimentée dans une quelconque continuité ordonnée, qui l'informe, la sectionne et la limite."

Claudio Magris, " Dans les Régions Inférieures : Robert Walser ", in L'Anneau de Clarisse, Grand style et nihilisme dans la littérature moderne, Einaudi Tascabili, p. 171-172.

(1) Kleist à Thoune, éblouissement de lecture inséparable de la voix d'Alain Cuny qui en donna une interprétation mémorable dans Pour Robert Walser, très belle série de quatre émissions proposée par Ren Villers sur France Culture en 1992 et rediffusée par la chaîne en 2006, pour les cinquante ans de la mort du poète.

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