jeudi 3 janvier 2013

Entre

"Qu'est-ce en effet que traduire, si ce n'est précisément produire-ouvrir de l''entre' entre les langues, de départ et d'arrivée ? Le traducteur est celui qui ne reste ni d'un côté ni de l'autre, ne demeure plus dans une langue ou dans l'autre ; mais qui ne peut pas non plus compter sur une méta- ou troisième langue, où ces deux langues, entre lesquelles il s'écartèle, dépasseraient leurs différences et se réconcilieraient. Car il n'y a pas plus d'au-delà des langues, de méta- ou d'arrière-langue, qu'il n'y a d'au-delà du monde, de méta- ou d'arrière-monde. Non, le propre du traducteur est de se maintenir, aussi longtemps qu'il pourra "tenir", sur la brèche de l'entre-langues, héros modeste de cette dépropriation réciproque, périlleusement mais patiemment, ne se réinstallant jamais plus d'aucun côté : c'est à ce prix seulement qu'il pourra laisser passer.
C'est pourquoi traduire, c'est à mes yeux, à la fois assimiler et désassimiler pour laisser dans cet 'entre' passer l'autre. (...) Assimiler, bien sûr : il faut bien chercher des équivalents. Mais aussi désassimiler : en laissant entendre ce qui, dans l'autre langue, résiste à cette assimilation au sein de la langue d'arrivée. Un texte est bien traduit, à mon sens, s'il parvient encore à laisser mesurer de l'écart ou de la distance de cette langue-là à celle-ci : écart, distance qui font travailler celle-ci, la portent à se refondre, à commencer de se déplier, du moins à se repenser. Certes, peut-être cette traduction ne paraîtra-t-elle plus coulante, élégante, 'naturelle' comme on dit si bien, la langue d'arrivée ne retrouvant plus tous ses habitus et ses formulations convenues. Mais c'est seulement à ce prix que les possibles de l'une pourront également faire sourdement leur chemin dans l'autre et, par là, donner à accéder progressivement, rouvrant celle-ci par celle-là, au commun de l'intelligible. Considérons donc que la traduction doit laisser encore entendre quelque chose de ce procès secret allant de l'une à l'autre, entre-deux muet, plutôt que de se présenter d'emblée comme platement résultative, 'aboutie' comme on dit, et n'étant plus que d'un côté ; et arrêtons, de ce fait, la trop facile lamentation sur la traduction-trahison qui, dès lors, au vu de ce pseudo-aboutissement, immanquablement en résulte."
                                                              
 François Jullien, L'écart et l'entre, Leçon inaugurale de la Chaire sur l'altérité, p. 62-64, Galilée, 2012.

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