jeudi 31 octobre 2013

Scardanelli, le dernier à parler

Hölderlin tel qu'en ses impersonnifications successives la renommée trop souvent l'a figé : le génie foudroyé, mythifié vif par une certaine hagiographie romantique, le "poète de l'essence de la poésie" célébré par Heidegger, sans oublier Scardanelli, le dernier à parler, avatar crépusculaire, ermite sociable et cérémonieux qui aurait si bien joué, Pallaksch Pallaksch, "avec humilité", son monde. Autant d'images qui, durablement, ont offusqué l'expérience d'un devenir. Tant il nous est difficile de penser l'énigme de cette poetenleben, en ses deux séquences quasi exactes (1). Les Derniers poèmes, qui paraissent dans une sobre et très belle version de Jean-Pierre Burgart, ont suscité bien des méprises : une poésie de circonstance jugée indigente dans sa versification comme dans ses thématisations (les saisons, les paysages). Difficile d'y voir autre chose que des floraisons tardives et pour tout dire malades. Quand elle esquisse, dans Nature et poésie, une typologie de l'oeuvre, Françoise Dastur ne leur accorde, sinon aucune attention, du moins aucune place. Et pourtant, ces poèmes ne sont-ils pas fleurs de la même bouche, du même souffle qui donna naissance aux odes alcaïques ? Blume des Mundes, l'analogie entre parole poétique et floraison est fréquente chez Hölderlin, et fondamentale. N'est-ce pas encore et toujours, mais selon une tout autre économie de la parole, en vue d'un Kunst der Natur, que ces poèmes s'ouvrent, se déploient ? La nature, comme dans la période des grandes compositions, y accomplit sa propre perception à travers un oeil humain. Cette autoperception est créatrice, elle est le poème, "intuition fondamentale de Hölderlin" souligne F. Dastur. Une poétique de la promesse, Ein neues Leben, y est toujours à l'oeuvre, l'essor et le ressort du chant, dans l'effusion d'une Spaziergang-promenade walserienne, ou dans tels énoncés d'hivers ou d'étés, quand une étrange surexposition du thème fait entendre la beauté-fêlure d'une blessure-musicalité.

• Friedrich Hölderlin, Derniers poèmes, nouvelle traduction de l'allemand et présentation par Jean-Pierre Burgart, Le Seuil, collection Points, 2013 (édition bilingue).

• Françoise Dastur, Höldrlin, le retournement natal, édition augmentée, Encre Marine, 2013.

(1) La fiction biographique de Peter Härtling, publiée en 1980 aux éditions du Seuil (traduction de Philippe Jacottet), peut nous y aider.

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