samedi 27 février 2016

Un rêve (W.)


Cette nuit-là, un rêve que je fis marqua une date importante, saisissant durablement mon esprit par certaines particularités qu'il présentait à l’analyse, comme un chiffre énigmatique. Je n'eus de cesse, dans les semaines qui suivirent, d'y revenir, en un lent mouvement d'approfondissement, exploratoire et fébrile, comme un épigraphiste qui se pencherait sur quelque inscription dont la signification lui échapperait obstinément. Dans le désert de mon existence d'alors, celui-là faisait figure de manne. Oui, il m'était donné revêtu d'un caractère presque miraculeux et c'est ainsi que je l'avais reçu, tremblant, presque éperdu de reconnaissance. Le dormeur que j'étais pouvait être comparé à ce spéléologue qui serait condamné à explorer, Sisyphe des profondeurs, nuit après nuit les cavités de la même grotte, laquelle ne lui offrirait longtemps rien, que le froid et l'humidité de ses parois silencieuses et nues, jusqu'à ce qu'un jour enfin, sa lampe éclaire, alors qu'il désespérait d'en découvrir le moindre fragment, une admirable peinture rupestre. Ou encore, avec ce rêve, j'étais comme un collectionneur, qui entre tout à coup, de la manière la plus inattendue et inespérée, en possession d'une pièce fragile, infiniment rare et précieuse, trésor d'une collection jusqu'alors médiocre. Formation inconsciente dont la transparence à vrai dire n'opposait que de rares obstacles à l'interprétation, mais suffisamment tout de même pour demeurer un objet d'interrogation et de fascination aux yeux du rêveur. Rêve mémorable, non seulement parce que j'y retrouvais S., que je pensais alors, pour toujours, perdue pour moi, mais peut-être surtout par la beauté singulière, et même étrange, du lieu à nul autre pareil, un immense parc baigné de lumière pastel, qui fut le théâtre de cette rencontre en rêve.  Je marche donc dans ce parc, qui se distingue à mes yeux des autres parcs publics par son étendue inhabituelle, et qui, pour cette raison sans doute, donnait comme aucun autre, avec une impression de lumière et d'espace, un sentiment de lointain, présentifié. Il y flottait dans l'air comme un goût de cendre claire, une saveur de confins. Comme j'avançais dans les allées, une autre singularité fut soudain, devant moi, le squelette de quelque animal préhistorique, aux dimensions imposantes. Par quel déplacement était-il arrivé là, je ne saurais le dire, dans mon rêve, en tout cas, il faisait mon enchantement. Des enfants, nombreux, jouaient alentour, dans des bacs à sable, s'appelant, se poursuivant sur les pelouses, tandis que des hommes et des femmes s'entretenaient sous les arbres, assis sur les bancs, protégés du soleil par des ombrelles. Je glissais sur une texture soyeuse, qui était la sonorité riche et musicale d'une langue étrangère et très belle dont je saisissais des bribes, dans l'air où elles se propageaient avant de s'y perdre, en même temps que des éclats de rire perlés qui ne démentaient en rien la sérénité joyeuse de cette scène, de ce paysage choisi. C'était la fin de l'été, peut-être même le début de l'automne, comme la contemplation des masses mouvantes aux tons fauves de certaines frondaisons sous le vent pouvait le suggérer, je vivais cette après-midi, ce parc, cette ville dont j'ignorais jusqu'au nom, comme un exil merveilleux. Après une station devant l'animal préhistorique, ou alors étais-je toujours en mouvement, ne m'arrêtant jamais, je poursuivais ma promenade, bifurquant plus loin par une allée latérale, qui serpenterait vers les profondeurs du parc, que j'espérais plus calmes, moins populeuses, où une ombre plus fraîche m'enveloppa un temps, et je circulais brièvement dans un espace boisé et solitaire, mais très vite, et comme sans transition, tout se recomposa merveilleusement, et ce fut le scintillement tout à fait inattendu d'eaux vertes et bleues, que j'imaginais tout d'abord celles d'un vaste bassin, avec ses puissants jets d'eaux, puis d’un lac et enfin, à en juger par les embruns puissants et salés qui pénétrèrent mes narines, et que je respirais à pleins poumons, d'une véritable mer. Je fus décontenancé, stupéfait de me trouver ainsi en présence de cette immensité marine, en proie à un léger vertige devant ce paysage qui s'était ainsi décomposé et recomposé en un instant sous mes yeux, puisqu'à l'herbe rare et jaunie, brûlée de soleil des pelouses, aux premières feuilles mortes tombées dans les allées, avait fait place le sable et les galets d'une plage, un paysage littoral de rochers et de récifs ouvert sur le large. Je longeais ensuite, assez longtemps me semble-t-il, un sentier côtier fait de terre battue et de fine poussière. Sensation de la terre durcie par la chaleur sous mon espadrille qui chassait un petit nuage à chaque pas. Mon regard voyageait vers le large et revenait au rivage, il n'y avait, sur cette portion du littoral, absolument personne, rochers et récifs rendant impossible ou dangereuse la baignade, et par conséquent aucun son de voix humaine, seulement le flux et le reflux rythmique des vagues, j'allais sans effort, paisible et léger dans l'air cristallin, ma chemise d'été largement ouverte, par où le vent s'engouffrait en vagues enveloppantes, courant sur le torse en ondes caressantes et tièdes, j'étais pour une fois libre de toute crainte, pur de toute appréhension, perdu pour mon ravissement, dans ce lieu étrange et envoûtant où je ne risquais de rencontrer personne de connaissance, et aussi parce qu'il y flottait comme un parfum de clandestinité, tout le monde ignorait ma présence et devait l'ignorer, et pour cela j'avais entouré les préparatifs de ce voyage du plus grand secret, et soudain elle fut là, en maillot de bain deux pièces, étendue sur une serviette éponge blanche posée sur un rocher plat, un sac de plage à ses côtés, aux pieds des chaussures aux épaisses semelles compensées et sur sa tête un grand chapeau. Des lunettes de soleil noires me dérobaient son regard quand il détecta ma présence. De la matière même de notre entretien, car il y eut un dialogue, je ne me souviens pas. Mais de la tournure qu'il prit, très vite, je retire une impression en tous points semblable à celle que me laissaient nos conversations de la fin, à savoir le sentiment d'une situation sans issue. C'est peut-être la souffrance née de cette répétition qui provoqua mon réveil, cette nuit-là, et donna à ce rêve son absence douloureuse de conclusion.

Dans ce rêve, si je m'étais approché d'elle, si je lui avais parlé, le mouvement n'était-il pas demeuré in fine le même. Mouvement de séparation inflexible. Je me déchirais encore à la même évidence, à quoi le rêve n'offrait aucune issue, aucune possibilité inédite de sortie, c'était encore et toujours entre nos deux corps le même jeu cruel qui se répétait, une irréparable césure dont il fallait prendre acte, si bien que le rêve ne m'avait pas autant donné que je l'avais espéré tout d'abord, en dépit de la transparence de ses eaux, et de la beauté impalpable des lieux qu'il avait fait surgir à mes yeux, il avait maintenu intactes et la distance et la douleur, la souffrance inapaisable, croyais-je, de l'éloignement, si bien que ce rêve ne m'était plus de rien, après réflexion, que l’effectuation manifeste et latente à la fois de la même aporie fondamentale, image assez vaine, après tout, malgré l’éblouissement, et qu’il n’était même plus en mon pouvoir d’effacer maintenant, car il aurait mieux valu dissiper ces gestes d'air, de pierre et de lumière, réduire en cendres la ville sans nom, étrangère, avec son parc immense, oui, consumer tout cela sans reste, car le rêve ne m'avait pas donné ce qui seul importait, connaître encore une fois son corps."

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