Une petite bibliothèque, en somme, que ce livre qui
rassemble, en amont et en aval de la production poétique d’Andrea Zanzotto
(1921-2011), Vocatif (1957) et Surimpressions (2001), chaque
recueil présenté testo a fronte, suivi d’un essai du traducteur-exégète, qui en éclaire les enjeux.
C’est toute l’aventure d’une œuvre, radicale, qui se montre ainsi dans cet agencement
: expérimentations verbales profondément, merveilleusement risquées, où
viennent confluer des traditions poétiques (pétraquiste, dantesque, dialectale)
jusqu’alors perçues comme distinctes, et même rivales (monolinguisme vs plurilinguisme), enchevêtrements
savamment indémêlables, « mouvements aberrants »[1] d’une poétique qui n’aura eu
de cesse de se remettre en jeu pour se réinventer.
Intimement liée dès ses commencements (Derrière le
paysage, 1951) à un milieu natal étroitement circonscrit, quasi
« municipal »[2] (Pieve di
Soligo, dans la
province de Trévise, en Vénétie), « et par là même fantastiquement
dilatable et proliférant »[3] (des Lagunes aux Dolomites et
au-delà, vers le tout-monde), l’œuvre de Zanzotto fait très vite de ces
« paysages premiers » un espace à la fois local et absolu, son souci
et sa ressource inépuisables. Ainsi le poète peut-il évoquer « dans la
zone de l’Agordino et du Zoldano, entre Civetta et Pelmo »,
des marches « qui duraient des jours »[4]. De même dans Phosphènes
« presque dans chaque texte, dans chaque phonème, perdure quelque trace
de [s]on vagabondage, [s]on
errance ça et là par lignes de faîte, gorges, vallées »[5]. Mais le paysage, comme
« éros de la terre »[6] (celui-là même qui baigne Le
concert champêtre de Titien ou Saulaie à la pointe du marais de Corot[7]), à l’ère de l’anthropocène
soumis à des processus d’entropie toujours plus dévastateurs, ne survit plus
qu’à peine (« toi peut-être désormais squelette aux rares lambeaux »[8]), sous l’espèce d’un strike
(« paysage »[9]) qui le barre sans l’effacer
et à partir duquel la poésie de Zanzotto opère, comme pólemos, mais
aussi bien comme negative capability, en stratifications-hybridations
d’un logos hypermobile, que son étonnante plasticité lexicale et syntaxique, son
incomparable toucher hylémorphique, « à la frange du visible
et du dicible » [10] rendent aptes à tous les
ralentissements, toutes les accélérations de tempo,
euphoriquement-dysphoriquement modulés, du poème et de la pensée. Ne
pourrait-on voir ici à l’œuvre une logique de la contre-effectuation, telle que
Deleuze l’avait dégagée de sa méditation sur la blessure, le langage et la mort
chez Joe Bousquet ? Il s’agit bien, pour Zanzotto, de ne pas laisser
l’événement « s’effectuer comme tel sans en opérer, acteur, la
contre-effectuation »[11]. Si l’événement est ici ce qui
porte atteinte à la nature, la blesse, l’éloigne et l’interrompt si bien que le
mot ne serait plus aujourd’hui dans la langue qu’un signifiant-reliquaire (« un
relitto privo di senso »[12]), reste la double ressource
conjuguée d’un passé très lointain (« remotissimo passato »)
et d’un futur antérieur
(« futuro anteriore ») pour maintenir vivante, serait-ce sous
la forme d’un « mourir » stridulant[13], la puissance ignée dont le
paysage demeure, malgré tout, porteur. (Futur antérieur, en provenance
du passé, qui concerne la temporalité propre du poème. Dans l’antériorité
immédiate d’un franchissement, celui de la crevasse-enjambement, à l’instant du
péril, dans l’imminent survenir du vers suivant, résonne le fuisse d’une
ultime sonorité, l’écho de la rime-souvenir.[14]) Les « absences peuplées,
ombres peuplantes derrière/ce qui fut et sera » du Palù sont autant
d’empreintes négatives, immanentes d’un dieu Pan dont les premières pages de Surimpressions
interrogent la puissance désœuvrée ; interrogation partielle (« Dove
sei ? ») qui obtient en retour l’affirmation totale, dissonante d’un
« si », numen (« mouvement de la tête manifestant
la volonté » selon le Gaffiot) où s’équivoque toute sa présence, peut-être
comme l’étoilement d’une promesse testamentaire, et simultanément se désoriente,
se dilacère toute tentative de localisation en quasi-disparitions programmées.
« Le lieu et la formule » rimbaldiens
s’infectent de toutes les proliférations de l’actuel, kystes-pluriels entendus
comme pulvérulences sans fin de process.
On pourrait dire que la surimpression est le moyen
poétique d’une synthèse disjonctive[15] pour la première fois opérée
dans Vocatif, comme « le très riche nihil (il richissimo
nihil) »[16], qui tout à la fois
« menace et exalte (incombe e
esalta)», où communiquent parole
et silence, vide et plein, carbone et silice[17], Poros et Penia, Tallemant des
Réaux et Scardanelli[18]. Sur-impressions où le préfixe
prend en outre une valeur follement intensive : « una riga tremante
Hölderlin fa me scrivere »[19]. Le poème-pharmakon,
« contraint d’absorber et de se saturer des forces vénéneuses qui tendent
à obscurcir la physiologie de sa subsistance elle-même » est
« l’interprète possible des poisons actuels et de leurs langages »,
indique la note didactique accompagnant « OGM » (dans Surimpressions).
Ce qui, dans Vocatif,
était réel péril encouru par « le lieu et la langue (il luogo e la
lingua) », dans Surimpressions s’est effectué en
« megadisplay du monde »[20],
en « pléthore omnivore et annihilante »[21]
dont le poème expose les « traces scripturales », expérimente les
ravages. Le lieu se voit dénier toujours davantage, par la main de l’homme, ce
désœuvrement où gîte sa possibilité la plus intime, non seulement le plus
intime rapport du lieu à lui-même, mais de l’humain à soi-même : « io
ti individui per sempre e in te mi assuma »[22]. ‘Vers les paluds’, en
ouverture de Surimpressions, nous reconduit vers cet espace
achéiropoïète :
« Ce sont des lieux froids,
vierges qui
éloignent
la main de l’homme »
celui d’une nature naturante, « éros de la
nature en direction de la nature »[23], lieu de genèses et genèses du
lieu, « poiesis au sens le plus archaïque du terme »[24] :
« Enchevêtrements d’eau et de
désir
d’arborescences pures,
dominos
de mystères
tombant l’un après l’autre en eux-mêmes
attirés dans le touffu du finir
sans fin, sans fin des
aventures. »
La langue quant à elle s’anémie dans l’éclipse de ses
fertiles diglossies (les « bonnes gens désormais sans dialecte »[25]), la contagion d’un espéranto
anglo-saxon mutilé et mutilant (« juquebox », «dijais»). La composition
en dialecte (haut-trévisan), entreprise dans la seconde moitié des années 70,
procédait de la nécessité de se tenir au plus près d’un fondement
linguistique, ces « hautes
langues italiques/partout
entraquenardées ou embryonisées »[26], au crépuscule du monde
agricole et artisanal (selon un geste qui rencontre aujourd’hui
un écho
admirablement revivifié dans les écrits et photographies du galicien Emilio Araúxo). Elle reste présente comme ressource presque éruptive dans
certaines des « Chansonnettes hirsutes » de Surimpressions et
quelque chose de son dire « plein de fragrance agreste »[27] survit encore dans les
toponymes : Faèn, Palù, Ceseta dei Cavalot. Mais « la langue est
destinée à être continuellement blessée pour véritablement subsister »[28]. Si la poésie tient et se
tient encore, souveraine « déguenillée et discutable »[29], en marge, comme procès
sismographique du global tohu-bohu (« non-homme non-nature, au fond du
fossé »[30]), elle n’en perd pas pour autant de vue la possibilité
évasive, ex-tatique (« tout hors de soi flué/ au-delà de tout sida et
site »[31]) de « se faire locus
amoenus »[32], beauté nouvelle, par
intermittences, stillations, pointillés de « langage utopique »[33].
« Dans tout événement », il y a « mon
malheur, mais aussi une splendeur et un éclat qui sèche mon malheur. »[34]
[1] Voir D. Lapoujade, Deleuze, les mouvements
aberrants, Paris, Minuit, 2014.
[2] G. Raboni, « L’antimatière de Zanzotto », Po&sie 2006/3
(N° 117-118), Paris, Belin, p. 267.
[3] Ibid.
[4] A. Zanzotto, « Verso il montuoso nord », Luoghi e paesaggi, Milan, Bompiani,
2013.
[5]
Ibid.
[6] A. Zanzotto, op. cit., « Il paesaggio come eros
de la terra ».
[7] Au sujet de Corot, voir « Verso-dentro il paesaggio »,
Luoghi e paesaggi, éd. cit.
[8] A. Zanzotto, « Ligonàs II », Surimpressions,
Paris, Maurice Nadeau, 2016, p. 175
[9] Ibid.
[10] Jean-Clet Martin, « La chambre noire nommée
khôra », Derrida, un démantèlement de l’Occident, Paris, Max Milo,
2013.
[11] G. Deleuze, Logique du sens,
« Vingt-et-unième série : de l’événement », Paris, Minuit, 1969.
[12] A. Zanzotto, « Sarà (stata) natura ? », Luoghi e paesaggi, éd. cit. Voir
aussi, dans Surimpressions, l’explicite « Te dire “nature’’,
p. 265.
[13] Cf. « Stri-stri », Surimpressions,
éd. cit. , p. 277.
[14] Voir J. Roubaud, « Les oiseaux n’ont pas de prose.
Réflexions sur La fin du poème, de Giorgio Agamben », Po&sie 2006/3 (N° 117-118), Paris, Belin, p. 143-145.
[15] G.
Deleuze, op. cit., p. 204.
[16] « D’une hauteur nouvelle I », Vocatif, éd.
cit., p. 85.
[17] Voir Phosphènes, trad. Ph. Di Meo, Paris,
José Corti, 2010.
[18] Voir l’« Elégie en pétel », La Beauté, trad. Ph. Di Meo,
Paris, Maurice Nadeau, 2000, p. 109.
[19] « Hölderlin, aide-moi à écrire une ligne
tremblante ». La Beauté, éd. cit., p. 95.
[20] « Soirs du jour de fête », Surimpressions, éd. cit.
[21] Voir, dans Surimpressions,
l’avant-dire.
[22] « Ligonas II », op. cit., p. 177. Le
néologisme de l’ « iopaesaggio » exprime l’intimité de ce
rapport. Voir infra.
[23] « Il paesaggio come eros della terra », Luoghi e paesaggi, éd. cit.
[24] Ibid.
[25]
« Fuisse », Vocatif, éd. cit., p. 119.
[26] « (After Hours) », Surimpressions,
éd. cit., p. 249.
[27] « La memoria nella lingua », Luoghi e paesaggi, éd. cit.
[28] « Tra passato prossimo e
presente remoto », Le poesie e
prose scelte, Milan, Mondadori, 1999.
[29] « Poesia ? », éd. cit.
[30] « Par d’autres vents, hors rose », Surimpressions,
éd. cit., p. 263.
[31] « 21/3 Equinoxe de printemps (‘lla ‘b-beauté
‘d-du ‘b-baudet’) », op. cit., p. 247.
[32] Ibid.
[33] I. Bachmann, Leçons de Francfort. Problèmes de
poésie contemporaine, Œuvres, Arles, Actes Sud (Thesaurus), 2009, p. 719.
[34] G. Deleuze, op. cit., p. 175.
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